Psychic Driving

Introduction

Ewen Cameron (1901-1967), psychiatre Canadien, est l’auteur de la méthode psychic driving qu’il a fait connaître grâce à l’article paru en 1956 sous le même titre dans l’American Journal of Psychiatry. Appliquée dans le cadre d’un traitement psychiatrique pour ses patients souffrant de troubles mentaux, le psychic driving consistait à déstructurer [depattern] et à restructurer [repattern] le contenu psychique d’une personne. Développées dans le contexte de la « guerre psychologique » [psychological warfare] et le projet MK-Ultra, les recherches de Cameron étaient menées à l’Université de McGill, participant au programme The Society of the Investigation of Human Ecology. Le psychiatre mena des expériences de manipulations mentales sur ses sujets –  les privant de leur liberté en les exposant à des techniques punitives et correctives – afin d’altérer la structure de la personnalité. Suite à la dénonciation du projet MK-Ultra dans les années 1970 et à la prise de parole des « victimes » – les anciens patients souffraient tous d’amnésie – l’abus psychiatrique opéré au sein de ce projet fut rendu public, ce qui valu à Cameron le nom de « Dr. Shock ». Ce qui nous intéresse ici est de relever, à partir du dispositif mis en place par Cameron, un ensemble de caractéristiques – dont le scénario, le feedback auditif, le contrôle à distance [remote control], l’isolement sensoriel, la surveillance et l’interrogation –, qui traversent au même titre la pratique artistique des années 1970.

La méthode Cameron

La méthode de Cameron consistait dans un premier temps à mettre le sujet dans un état réceptif au psychic driving. Le psychiatre canadien utilisait pour cela différentes techniques (employées de manière combinée), dont l’isolement prolongé, les drogues sédatives et excitantes, la privation sensorielle/de la motricité, et l’hypnose. Dans une des configurations, Cameron disposait le patient sur un lit, les yeux bandés et les bras attachés. Plongé dans un état semi-comateux, le patient est soumis au psychic driving, qui consiste à écouter systématiquement des messages audio à l’aide d’un magnétoscope placé à l’intérieur de son oreiller. L’écoute forcée de ces messages pouvait s’étendre jusqu’à cinq ou sept heures par jour, pendant dix à quinze jours. Les phrases répétées étaient issues de la consultation menée auparavant par Cameron avec le patient et devaient fonctionner comme un stimulus [cue], c’est-à-dire provoquer une réaction conditionnée. Voici un exemple de ce que Cameron appelait un scénario [script] qui servait à développer une conduite par circuit [driving circuit] chez un patient souffrant de dépression :
« 30 repetitions: ‘I hate everything; it makes me so resentful – I am so alone […]. I am so different – I want to be like others […] I want to be protected – I never got it’. 35 repetitions: ‘I hate. I hate’. 36 repetitions: ‘Oh stop it. I don’t want‘(Cameron 1956, 502).
Inspiré de la théorie de Neal Elgar Miller et John Dollard (Social Learning and Imitation, 1941), Cameron combine une approche psychanalytique (étude des motivations et des désirs sous-jacents) avec une approche behavioriste (provoquer une réponse conditionnée), tout en se basant sur le traitement de la schizophrénie par électrochocs. Ce dernier consistait notamment, bien que de manière très différente, à induire un état de confusion et de désorientation totales qui devaient de ce fait permettre la « réorganisation » des fonctions cérébrales du/de la malade (Cameron 1962, 65). Pour Cameron, le feedback audio et la variabilité du stimulus (utiliser par exemple, pour le psychic driving, la voix d’une femme âgée afin de provoquer l’effet d’une « mère bienveillante », ou celle de personnes du même âge pour exprimer les aspirations de la génération du patient) sont, selon le psychiatre, les moyens déterminants de l’efficacité du psychic driving : « [we] strengthened our interest in the possibility that continuously repeated feedback of dynamic [psychanalytical] material was a gateway through which we might pass through anew field of psychotherapeutic methods » (Cameron 1956, 502). Le feedback audio et son effet psychique ont été explorés par les artistes Nancy Holt et Richard Serra dans leur vidéo Boomerang. Celle-ci a été produite en 1971 par la chaîne de télévision KVII (Amarillo, Texas), qui accueillait en son temps de nombreux artistes, dont T.R. Uthco et sa parodie du télé journal The Amarillo News Tapes (1980). Boomerang montre Holt en train d’écouter au casque le retour de sa voix, décalé d’une seconde. L’artiste s’écoute et parle en même temps, commentant ses sensations vécues face à la désorientation spatiale et psychologique successives: «  the words coming back, seem slow […] I think that it makes my thinking slower […]. I find that I have trouble making connections between thoughts. I think that the words forming in my mind are somewhat detached from my normal thinking process. I have the feeling that I am not where I am » (citation tirée de la video).
Cameron et Holt/Serra parviennent à produire, grâce aux « technologies audio-visuelles de la confrontation avec soi-même » (Sconce 2000), un sentiment de confusion et de perte d’orientation du sujet (avec ses résultats désastreux dans le cas de Cameron). Les technologies électroniques (vidéo surveillance, télécommande, ordinateur) appliquées au sein de la psychiatrie et des sciences sociales et comportementales dès les années 1950, ont multiplié les stratégies de manipulation et de contrôle. Ce développement va de pair avec la rationalisation des interactions humaines dont témoignent à la fois les thérapies behavioristes et les performances artistiques. Celles-ci traitent en effet d’un problème fondamental d’après-guerre, à savoir la « coopération » (de la part de la victime, du patient, du prisonnier, de l’artiste/curateur).

Attitudes de coopération

Token Economy est un système de traitement des patients psychiatriques et prisonniers dont le succès était particulièrement important dans les années 1970. Ceci coïncide avec l’intérêt partagé par les artistes pour les procès juridiques et le dilemme des prisonniers. Basé sur un principe de conditionnement opérant (la récompense à partir d’une « bonne conduite »), le traitement behavioriste token economy suit les principes économiques du marchandage et du mérite des biens préférentiels [commodity preferences]. Les prisonniers échangent une monnaie, jeton, ou autre bien symbolique, dans le but de gagner des « unités » (par exemple fumer des cigarettes, manger une banane, faire du sport). Ces activités leur servent à alléger leur séjour en prison (Lawson & al 1971) ainsi qu’à diminuer potentiellement leur peine, ou du moins réduire leur comportement déviant suivant la perspective de ses concepteurs.
L’ingénierie de la collaboration forcée a été menée de front par la CIA, dont les principes d’interrogation avaient comme objectif de provoquer la coopération de la part de la victime. Le Kubark Counterintelligence Manual en 1963 est exemplaire de ce phénomène : « the short-range purpose [of the CIA] is to enlist his cooperation toward this end or, if he is resistant, to destroy his capacity for resistance and place it with a cooperative attitude » (p. 38).
Les « attitudes de coopération » et les règles de la manipulation psychologique issues de la guerre froide et du behaviorisme ont façonné l’esthétique et les stratégies des artistes. Vito Acconci, dans Remote Control, une vidéo-performance réalisée en 1971, déploie pendant une heure les stratégies de manipulation, opérées par Acconci sur Kathy Dillon, notamment par l’effet de la télécommande et de l’isolement spatial (les deux se trouvent accroupis dans une boite en bois et interagissent grâce à un système de télévision de circuit fermé, l’image et le son étant décalés, comme pour renforcer l’état de confusion (voir à ce propos l’analyse de Larisa Dryanski. Dans Prisoners Dilemma (1974), Richard Serra et Robert Bell, documentent une séance d’interrogation policière (menée par Richard Schecher) menée sur deux protagonistes accusés de meurtre (Getty Hovgymian, Spalding Gray), à qui est offert la possibilité de choisir entre trois différentes peines :

  1. signer le document de confession (dix ans en prison)
  2. l’un signe, l’autre pas (le premier est libre, le deuxième reçoit cinquante années d’emprisonnement)
  3. ni l’un, ni l’autre signent (les deux servent deux ans en prison) (Lee 2012)

Les décisions des protagonistes sont motivées par leur volonté de coopérer et leur capacité d’anticiper la réponse de leur concitoyen accusé. La vidéo de l’interrogation était diffusée dans l’espace 112 Greene Street à Soho et impliquait un « dilemme » supplémentaire : les adversaires à l’interrogation (Leo Castelli et Bruce Boice) recevaient l’option imposée de choisir entre différentes « peines » (ils ont choisi la même peine et se sont retrouvés quatre heures dans la cave de l’espace). En effet, Prisoners Dilemma, comme le titre le suggère, reflète de manière explicite l’intérêt de Serra pour le « dilemme du prisonnier », un concept issu de la théorie économique (game theory) menée au sein de la Rand Corporation, concernée par les problèmes d’interactions sociales et de coopération lors des conflits (Lee 2012).
L’autre œuvre emblématique faisant référence à la théorie du choix rationnel tout en se basant sur un principe de « faux » procès et de récompenses impossibles, est Punishment Park. Réalisé en 1971 par Peter Watkins, ce docu-fiction traite des cas de « crimes » commis par les protagonistes issus de la contre-culture – plus particulièrement de la « new left », les pacifistes, les féministes, les communistes – accusés de dissidence. Le choix offert aux accusés est fatal dans les deux sens : ils ont le choix entre l’emprisonnement à vie, ou une peine de trois jours (Punishment Park). Cette dernière exigeait de traverser une partie du désert californien sans eau ni nourriture. S’ils atteignent le drapeau américain, ils sont libres. Dans le cas contraire, ils doivent accepter leur condamnation : l’emprisonnement à vie. Punishment Park met en scène une situation sans issue, ou, pour le dire selon les termes de Bruce Naumann et de sa pièce inspirée d’un labyrinthe behavioriste, de Learned Helpleessness (un labyrinthe, ou maze, qui malgré les récompenses offertes, ne propose pas d’alternative réelle).

L’« expérience de Milgram » (Obedience to Authority, 1961-1963) est une autre manière d’élucider ce problème, faisant de l’ « attitude de collaboration » le véritable objet d’étude. Car, celui qui pensait dans cette étude qu’il était un collaborateur du scientifique (l’ « enseignant » qui délivrait une série d’électrochocs à l’ « apprenti », dans le cas ou celui-ci donnerait une réponse erronée), s’est avéré être le le véritable « cobaye ». C’est l’ « enseignant » et son comportement (son dilemme face à l’autorité scientifique) qui a fait de lui la « victime » de la collaboration initiale : il dévoile sa soumission à l’autorité et sa volonté de nuire à l’autre, trompé par le faux appareil à électrochoc et son collègue « l’apprenti » qui ne s’avérait qu’être un acteur au service de la science.
Le cinéma populaire est également revenu sur le dilemme (moral, économique ou politique) du prisonnier et l’esthétique du conditionnement opérant. Clockwork Orange de Stanley Kubrick (1971), Ipcress de Sidney Furie (1965) et I, comme Icare de Henri Verneuil (1977), se concentrent tous sur la politique de l’aveu, la procédure de la punition et la thérapie par aversion. Cette dernière consiste à diffuser des images et des sons sensibles à provoquer un désir chez le sujet qui est puni à l’aide d’électrochocs. La thérapie par aversion, abandonnée dans les années 1970 en partie grâce à la dépathologisation de l’homosexualité, a tiré son succès notamment d’une coopération volontaire de la part du sujet, du moins c’était le procédé clinique (bien que le désir du patient de guérir de ses troubles s’explique avant tout par les normes sociales et la sémiologie clinique).

Pour conclure, le psychic driving – considéré ici comme étant à la fois un procédé réversible et irréversible de la manipulation mentale – met à jour une problématique de la « coopération ». Celle-ci dépassera en effet le cadre clinique et militaire et se prolongera dans les cultes, la psychothérapie centrée sur la personne, l’encounter group. Les artistes discutés ici ont témoigné de cette Battle for the Mind, qui va du gouvernement à la contre-culture, et vice-versa, tout en faisant ressortir le rôle qu’occupe l’interaction sociale médiatisée par les technologies de surveillance, de même les scénarios de confession et d’interrogation.

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