Cerveau électronique

L’électro-encéphalographe

En 1924, Hans Berger, un neuro-psychiatre allemand réalise les premières mesures qui rendent visible l’« énergie psychique » à partir d’un électro-encéphalographe, un appareil alors encore au stade expérimental. Dans l’après-guerre, avec le développement de technologies de plus en plus fiables, l’interprétation électrique du fonctionnement du cerveau suscite un intérêt grandissant ; ceci non seulement dans les cercles scientifiques spécialisés concernés. Mais le sujet à haut potentiel fascinatoire se répand dans la culture de l’après-guerre notamment par le biais de la vulgarisation dans une culture marquée par les avancés technologiques, l’émergence de la société de consommation et de l’information, ainsi qu’une vague de sanitarisation. L’EEG, qui permet de capter et de transcrire sous forme graphique les ondes émises par le cerveau, participe à la mise à jour des discours concernant la visualisation des états mentaux. Il joue un rôle de premier plan au sein d’une nouvelle génération d’objectivation du psychisme et de ses pathologies. Il réactualise le fantasme que l’on pourrait, outre décrire l’activité mentale, interagir avec elle dans le but de la manipuler. Le discours de l’hypnose qui traverse la modernité et notamment le discours de l’abstraction esthétique dans ses liens multiples avec l’énergie spirituelle et le télépathique, rencontre une nouvelle génération d’appareils objectivants. Le champs de recherche ouvert par l’étude de l’hystérie au tournant du siècle était constitué par un dispositif techno-discursif qui mêlait choc électrique et observation à partir des technologies d’enregistrement de la photographie et du film notamment. L’EEG, comme le film en son temps, s’associe à toute une séries de discours. Il sert d’outil de démonstration associé à l’émergence du modèle cybernétique, du behaviorisme et des avancées en neurologie.

La logique positiviste du nouveau chapitre de la conquête de l’esprit qui s’ouvre dans l’après-guerre, a tendance à ne plus s’encombrer de la dialectique des profondeurs de l’inconscient et de sa symbolique, le traumatisme et le symptôme s’associent à une logique des surface et de l’immanence dont le behaviorisme incarne l’horizon radicale. Si la visualisation de l’activité cérébrale devient dans l’après-guerre un objet scientifique, le thème circule dans les cercles de curieux. Des théoriciens, des artistes s’y intéressent. On y rattache le dépassement des questions esthétiques et de représentation remplacé par le paradigme performatif de l’activité: nouvelle image de la pensée, nouvelle matérialité ; corrélat matériel, chimique ou électrique de la perception, multimédia, cybernétique, environnement forment les termes clefs d’une théorie qui repose sur la pensée de l’interface, le modèle de l’interaction.

En 1954, Grey Walter publie un ouvrage central pour la transmission des connaissances liées à la mesure de l’activité cérébrale dans les cercles culturels: Le Cerveau Vivant. Le topos se retrouve dans les magazines de vulgarisation scientifiques et genre de la science-fiction, notamment autour revues comme New Worlds qui des pulps de kiosk une science-fiction et sa popularité grandissante font du contrôle mental un de leur thème prédilection, ainsi que le cinéma et la télévision. Le Cerveau Vivant décrit le développement de la technologie de l’EEG et son potentiel pour le développement d’une science du psychisme. Après un tour d’horizon historique, l’auteur y décrit un certain nombre d’expériences en cours, de découvertes et un horizon à venir qui place l’EEG au centre de la révolution neuro-cognitive. L’onde alpha, premier objet récurent que met à jour l’EEG, y est décrite comme onde émise par un cerveau dans un état au repos. Grey Walter expose un certain nombre d’expériences sur des patients épileptiques. Les mesures de l’EEG révèle qu’elles sont retranscrites graphiquement par des césures qui correspondent à l’apparition de crises. Dans certaines expériences, le protocole consiste à coupler l’appareil de mesure avec des dispositifs technologiques ou pharmaceutiques qui doivent produire des altérations mesurables. Autour de la production de ces états limites et de leur tendance à manipuler le sujet controlé, la recherche scientifique suscite l’intérêt de certains artistes. L’ouvrage Chapel of Extreme Experience rend compte de la circulation de cet imaginaire entre psychologues et artistes. Battements de lumière cinétique, effet flicker sur la pellicule du film, synthèse sonore de l’onde cérébrale, la volonté d’interagir avec l’onde cérébrale, de l’amplifier ou de la modifier se retrouve chez les artistes comme dans le champs des expériences psychologiques et médicales. Le patient ou le spectateur devient un participant à un processus continu circulaire de rétroaction ou bio-feedback, lequel est rapidement envisagé comme pouvant ouvrir sur un processus d’apprentissage. Ainsi, nombreuses pratiques artistiques radicales sont connectées, au travers divers réseaux d’influence, que ce soit au niveau de la circulation de concepts qui trouvent des supports de vulgarisation, ou de liens concrets à l’émergence d’un discours du cerveau électrique. Que ce soit par le biais du son, de la lumière, de la drogue, qui sont sensée affecter cette énergie psychique, ces derniers annoncent l’ouverture des portes de la perception.

Le contrôle mental circule entre les pratiques artistiques radicales, les expériences de psychologie et le développement de techniques paramilitaires, ouvrant sur le paradigme historique de production de la subjectivité. Si le cerveau devient le site d’une activité mesurable ou contrôlable, il participe des transformations épistémiques qui affecte la conception de la subjectivité. Par opposition au complexe phénoménologique qui domine la modernité occidentale et dont la définition de l’action libre envisageait un horizon éthique, un paradigme de production et de capture de la subjectivité se dessine alors que ressurgit son destin pharmacologique. Celui-ci projète l’individu en terme de performance et de contrôle. Par fascination, mais aussi en réaction à cette tendance objectivante, les artistes, écrivains, théoriciens des nouveaux-médias vont s’y intéresser.

Beats, cut-ups & mediatrips

Burroughs et la société de contrôle

« Prosperity was really a great psychic hoax a mirage of electronic mass-hypnosis »
« You DON’T have a 60 billion military budget without having the EMOTIONS of the being affected »
Allen Ginsberg, « Back to the Wall », in Astronautes of the inner space, pp.14-15.

La particiapation compassionnelle whitmanienne de Ginsberg à la montée des affects anti-establishment de la contre-culture permet d’indiquer que la Beat Generation a participé à la construction du discours paranoïaque qui émerge dans l’Amérique d’après la Seconde Guerre mondiale. Mais la bénévolence hippie de Ginsbreg n’a pas la pertinence des visions entomologiques libidinales du paradoxal William Burroughs lorsqu’il s’agit de fantasmer les tenants et aboutissants du contrôle mental. Ainsi, si une figure a laissé son empreinte sur les nouvelles logiques qui érodent les sujets démocratiques, c’est William Burroughs. L’écrivain constitue un cas exemplaire lorsqu’il s’agit d’étudier les relations entre pratiques artistiques radicales qui émergent dans la période de la Guerre-Froide et la production de nouveaux discours et techniques de conditionnement mental.

La manipulation des esprit peut même servir de clef d’entrer à une oeuvre polymorphe et cryptique. Son hermétisme doit être interprété formellement, relativement au combat contre les forces de contrôle, de la sphère des médias électroniques en expansion dans la société américaine de l’époque, aux mutations psychco-pharmaceutique des stratégies de l’Etat et des corporations; celles-ci affectent jusqu’à la fonction du langage qui se révèle dans son aspect viral et archaïque.  Paranoiaque ou extralucide, Burroughs navigue pour nourrir ses visions du contrôle de la culture maya à la science-fiction, des pontes de la contre-culture, au gourou scientologue Ron Hubbard. Les conséquences de son addiction à l’héroïne ont le rendent particulièrement attentif aux mécanismes que son exploration de la dépendance,pour un temps à devenir amateur et défenseur, captivé ou captif, des séances de scientologie au détecteur de mensonge, l’E-meter. Ce dernier rappelle une autre pseudo-machine pour laquelle Burroughs se passionne : l’Orgone, machine à énergie électro-sexuelle de Willem Reich. Machines molles pseudo-technologiques d’interaction: devenir libidinal du capital. Dans ces passions ecclésiastiques, la thématique du contrôle joue un rôle de constante.

La machine de capture qui émerge mêle devenir électronique du langage et distillation ambiante de drogues dans le but de formater les esprits et de produire des individus normés. A partir de là, la culture, agent virale d’infection est pensée comme un champs de bataille. Toute production doit agir comme contribution à une guerre en court. Avec cette pensée Burroughs inspirera les pratiques artistiques multimédias de la contre-culture, jusqu’au développement des musiques industrielles, dont il est souvent considéré comme un des pères fondateurs.

Le texte The Electronic Revolution rend poétiquement manifeste l’impact de la propagation de machines électriques puis électroniques au coeur de la communication, mais aussi dans la conception de l’organisme et plus particulièrement dans la fin de l’illusion de l’autonomie du sujet pensant par l’attaque produite sur le cerveau électro-chimique. Dans un essaie datant de 1976, intitulé The Limits of Control, William Burroughs donne sa vision la plus théoriquement élaborée du contrôle mental. L’intérêt de Burroughs pour les méthodes de persuasion mentale, de modification comportementale par le moyen des médias, des drogues ou des technologies électroniques, les implants d’électrodes du médecin Delgado, techniques de contrôle comportemental par inception, de la persuasion façon Manchurian Candidate, au contrôle par les drogues, ou à l’hypnose médiatique y est explicitement mentionnée: « Brainwashing, psychotropic drugs, lobotomy and other, more subtle forms of psychosurgery; the technocratic control apparatus of the United States has at its fingertips new techniques which if fully exploited could make Orwell’s 1984 seem like a benevolent utopia » . Dans cet essai, le contrôle n’est pas décrit comme une force maligne que l’on peut contourner, mais comme un horizon auquel on ne peut échapper qu’au prix de la destruction de la personnalité. Alors que le contrôle est devenu un paradigme immanent confondu avec la production de sens, la déprise de soi, devient un horizon qui doit être en permanence être réactualisé.

Les technologies médiatiques et pharmacologiques ont rendue la forme littéraire de l’écriture linéaire obsolète. La littérature, si elle veut être contemporaine n’a d’autre choix que de procéder à sa mise à jour en rattrapant son retard sur la machine pharmaco-médiatique qui produit des sujets normés. Pour se mettre à jour, celle-ci doit se confronter avec les techniques d’enregistrement et de surveillance émergentes, de la bandes sonores, à la pellicule filmique, enregistrées, découpée, remontée. La pratique burroughsienne peut se penser comme passage d’une littérature conservée sous forme écrite et imprimée à une littérature distribuée, performée, rejouée. Aussi, si le langage est ce virus originel dont le but est la reproduire par contamination des organismes, l’oeuvre ne peut plus se constituer d’une succession d’objets autonomes. Elle devient une excroissance progressive informelle qui sabote la distribution de la répétition et de la différence. Cette destruction polyphonique de la signification parasite le contrôle produit par l’agencement médiatique consensuel, devient indiscernable dans sa masse tout en critiquant la voix synchrone, la description de l’image, la désignation.

Cut-ups multimédias

La littérature devient une pratique de cut-up multimédia. Le but premier du cut-up est de brouiller la communication et les liens d’analogie entre les médias. L’écrit est sujet à redistribution au sein de nombreuses lectures enregistrées, filmées, performées. Jusque dans l’acte de lecture, la voix burroughsienne peut être rapprochée des proche des techniques de persuasion, alliant provocations répétées, injonction, abus de la fonction phatique. La conception d’un cerveau dont le contenu serait plastique, conditionnable, effaçable, réinscrivable partage et s’inspire du traitements cliniques du depatterning notamment. Répétition de séquences langagières virale, isolations, drogues, ces techniques de conditionnement se retrouvent dans l’oeuvre de Burroughs. Dans ses romans, particulièrement dans Nova Express (1964) dont le thème est celui de la police du contrôle, la technique du cut-up est directement pensée pour contrer le pouvoir assignant du langage. Les protagoniste, des voix, sont des virus dans un espace non-euclidien mis en scène dans un texte désarticulé. L’entité Nova, sorte de nouveau gouvernement abstrait des esprits, manipule, par les drogues, les médias et des techniques coercitives d’enregistrement et de production dans le but de produire une hallucination permanentes.

The Third Mind (1978) est l’ouvrage dans lequel William Burroughs et Bryon Gysin discutent et développent les techniques de Cut-Up. De textes en textes, d’oeuvres en oeuvres, la langue de Burroughs se pense comme un virus, une drogue. Elle se répand avec les technologies modernes de manière non-linéaire. Si la désolidarisation du caractère syntagmatique de la langue est une tactique poétique de lutte contre la sclérose d’une langue qui produit un individu aliéné, les techniques de contrôle elle-même utilisent ce caractère viral pour capturer et produire les individus.

La technique du cut-up sera appliquée aux films que Burroughs réalise en collaboration avec le cinéaste Anthony Balch et Ian Sommerville notamment. Le film est une autre technique d’enregistrement et il s’agit une fois de plus de participer avec lui à une certaine guerre médiatique pouvoir de répétition, de persuasion qui associe la voix, l’image en mouvement et le texte au sein du montage filmique. Le cut-ups par le biais du film permet d’attaquer le rapport du texte à l’image, à la voix. Dans The Cut Ups la répétition maniaque et agressive de séquences sonores et visuelles, leurs permutations agressent le spectateur et le met dans un état de soumission. Outre le fait que la télévision y apparaît au côté de la dreamachine et de l’héroïne, une séquence présente Burroughs en guérillero aux commandes d’un sampler et d’un émetteur radio montées allégoriquement en parallèle avec une séquence montrant une arme exterminatrice: « Tower Open Fire »! La guerre du contrôle: du montage assignateur de sens par la métaphore toujours égale du langage contre la broyeuse multimédia pour qui le sens est une maladie. Le versant paranoïaque de Burroughs le conduira à développer une croyance dans une forme d’histoire magique, ou la volonté permet d’avoir une réelle influence sur les événements.

Outre le film, le magnétophone est un outil important pour Burroughs. L’artiste écrivain produit une quantité importante d’enregistrements dont certains ont étés édités : « A tape recorder is an externalized section of the human nervous system. You can find out more about the nervous system and gain more control over your reactions by using the tape recorder than you could find out sitting twenty years in the lotus posture »

Média-trip : Dreamachines, flickers, télévisions:

L’intérêt pour le cerveau électronique se retrouve chez le partenaire et ami de l’époque Brion Gysin. L’artistes partagent une admiration pour l’ouvrage de Grey Walter The Living Brain que Burroughs lui a offert. Son invention, la Dreamachine est un dispositif constitué d’un cylindre tournant sur lui-même sur lequel sont disposées à intervalles régulier des fentes. La machine crée une alternance rythmée de lumière et de noir. L’utilisateur plaçant ce faisceau à hauteur de visage, les yeux fermés, doit entrer dans un état de relaxation qui doit pouvoir débloquer un processus d’hallucination ou de découverte d’archétypes de la conscience. Comme c’est le cas du côté des recherches « artistiques », les recherches en psychologie expérimentale utilisent des appareils aux techniques similaires: la combinaison de substances hallucinogènes et d’un dispositif perceptuel dans le but de produire une expérience visionnaire. Avec le Flicker, on découvre une fois de plus le rapport des technologies modernes à la dialectique ambivalente du contrôle : ce sont des techniques du soi autour desquelles s’articulent des expériences dans une série des disciplines distinctes et de pratiques. Ainsi l’oeuvre de Tony Conrad doit être lue comme une réflection sur le contrôle émergent.

Nous avons mentionné, dans la première partie de ce chapitre, le succès qu’a rencontré l’ouvrage de Grey Walter Le Cerveau Vivant dans les milieux artistiques, en évoquant l’influence de la découverte de l’onde cérébrale sur l’imaginaire associé aux techniques de conditionnement mental ; de William Burroughs, à la Dreamachine, au Lumino de Nicolas Schöffer.

La conception de la visualité qu’explorent ces appareils expérimentaux est déterminée par un paradigme d’intensité et de modularité qui emprunte sa structure formel au courant électrique. La vision y est explorée comme une entrée réceptive à un potentiel d’intensité dont l’échelle est déterminée par la pleine présence ou l’absence : le rythme ou l’ambiance pour atteindre le cerveau électrique et modifier son rythme cérébrale. Ces machines de vision incarnent une conception du rapport de la sensibilité au cerveau influencée par un changement paradigmatique de la conception du sujet sous le choc des médias électronique émergent. L’intérêt de ces appareils, au même titre que la machine cinématographique au début du 20ème siècle, réside dans leur circulation entre le champs du champs thérapeutique, clinique, et de l’art expérimental en transformation.

Udo Breger : Expanded Media Editions

The Electronic Revolution fut publié en français en 1974. Mais une seconde édition en anglais vit le jour en Allemagne. Elle fut éditée par un dénommé Udo Breger et sa maison Expanded Media Editions (EME). Le titre choisi pour ces éditions renvoie au détecteur de mensonges produit par la Scientologie pour recruter de nouveaux membres. L’E-meter, ou électro-psychomètre révèle l’omniprésence dans les choix esthétiques de l’imaginaire du cerveau électronique et de la paranoïa que ce nouveau paradigme d’association psycho-physiologique ouvre. Pour une affiche de la soirée de performance au club du Creamcheese de Düsseldorf à laquelle sont invités à contribuer la bande d’amis et d’artistes underground circulant autour d’EME (Expanded Media Edition) et de Burroughs, Udo Breger choisit une image tirée d’un journal où figure un casque EEG flanqué sur la tête d’un individu. Udo Breger est l’éditeur de nombreux fanzines et d’ouvrages qui participent de la construction du réseau de la contre-culture en Europe.

Expanded media et société de contrôle

Société de Control / Mind Control

Burroughs est la figure tutélaire d’une esthétique paranoïaque qui va se répandre dans la littérature, dans la théorie, dans l’esthétique, de la pensée cyberpunk de James Graham Ballard et de William Gibson, à la culture (post-)industrielle, jusqu’aux les tendances accélérationnistes contemporaines du CCRU, aux écrits de Nick Land et de Sadie Plant, de Steve Goodmann. Il est aussi l’inspiration directe du développement du concept de société de contrôle chez Gilles Deleuze notamment. Sa communication  « The Limits of Control » ayant été donnée dans le cadre des rencontres Schizocultures de New-York en 1978, organisées par Sémiotexte ; journées dans lesquelles s’entrechoquent une série de discours de la psychanalyse, à la thérapie, de la violence esthétique à la notion de contrôle. Cette pensée se retrouve dans le renouvellement du discours marxiste qui prend en compte les mutations du capitalisme, conquérant les territoires de la pensée et des affects, objectivés par le nouvelles technologies dans une société qui transite de la dominante de production mécanique vers un cycle de consommation/production de services et d’informations. La notion de contrôle devient dès lors centrale dans la production philosophique engagée : que ce soit dans les écrits de Foucault sur le passage des sociétés disciplinaires au biopouvoir, dans l’influent ouvrage Empire de Hard et Negri, dans la notion d’Etat d’exception d’Agamben, pour ne citer que les plus influents.

L’histoire retient que la french theory a eu un impact conséquent sur la théorie de l’art américaine qui émergera dès les années 1970, dans Artforum puis de manière encore plus prégnante dans October. Mais il faut rappeler qu’en en amont, la pensée de Deleuze notamment, dans son devenir théoricien, ces libertés avec la forme philosophiques, les déclics qui rendent sa pensée fluide, performatif, emprunte plus que la littérature critique ne le reconnaît encore aujourd’hui à la cybernétique, à McLuhan, à Bateson. Cette pensée de l’extériorisation de la conscience par les technologies a pour corrélat dialectique la réification de l’esprit par le nouveau matérialisme techno-scientifique. Nous retrouverons ce topos qui traverse la modernité, du choc cinématographique à la mémoire virtuelle et que nous retrouverons lorsqu’il s’agira d’analyser les associations épistémiques qui se créent autour et à partir de la technologie vidéo.

Nouveaux théoriciens des médias et conditionnement mental

Les années 1960, voient émerger dans le sillon de Buckminster Fuller et de l’Ecole de Francfort, un type d’intellectuel nouveau, la figure de théoricien des médias. Celle-ci se situe au carrefour entre le scientifique, la réflection sociologique, philosophique, ou les sciences humaines, la contre-culture et l’art contemporain émergent. Dans la tradition d’Hugo Munsterberg, ils s’attachent à la construction d’un discours psycho-technologiques, qui vise à définir les rapports d’analogie et de différence entre dispositifs technologiques et production de subjectivité. Leurs ouvrages doivent être considérés comme lieu transactionnel du discours médical à une scène artistique dans laquelle ils sont très influents. Le déploiement des médias électroniques est associé à la formation d’un environnement ou les relations entre l’intérieur et l’extérieur, le contenu et le contenant sont déstabilisées. Le sujet est externalisé, formant une poussée d’une force de déterritorialisation et une vague d’immanence qui détruit les rapports d’opposition dialectiques nature/culture, intérieur/extérieur. Les médias électroniques deviennent un topique débattu et vulgarisé, souvent polarisé entre le bien et le mal, l’expansion et l’aliénation. Le conditionnement de l’esprit y apparaît une fois de plus un rôle transversal.

Mc Luhan aura une influence capitale sur les artistes des années 1960. La manière dont il reçoit l’oeuvre de William Burroughs donne nombre d’éléments clefs de ce passage de la théorie à l’art : « The moment one achieves this environmental state all things and people are submitted to you to be processed. Whether a man takes the road of junk or the road of art, the entire world must submit to his processing. The world becomes his “content”. He programs the sensory order. »« Burroughs whose world is a paradigm of a future in which there can be no spectators but only participants. All men are totally involved in the insides of all men. There is no privacy and no private parts. In a world in which we are all ingesting and digesting one another there can be no obscenity or pornography or decency. Such is the law of electric media which stretch the nerves to form a global membrane of enclosure. »
« Burroughs is arguing that the power of the image to beget image, and of technology to reproduce itself via human intervention, is utterly in excess of our power to control the psychic and social consequences:
Shut the whole thing right off — Silence — When you answer the machine you provide it with more recordings to be played back to your “enemies” keep the whole nova machine running — The Chinese character for “enemy” means to be similar to or to answer —Don’t answer the machine — Shut if off ».
The Nation, 28 December 1964, pp 517-519

Ces citations relient les théoriciens des médias électroniques et les artistes d’avant-garde autour de la notion d’environnement et du contrôle psychologique que peut exercer ce dernier. Le dernier chapitre de l’ouvrage Understanding Media reprend ces rapports entre médias électroniques et subjectivité de manière visionnaire. McLuhan envisageait des pratiques où il l’artiste proposerait des utilisations stratégiques de l’environnement, des constructions d’interfaces qui engageraient des modes de participation critiques, d’environnement pour rendre le fonctionnement des technologies de contrôle normalement invisibles apparentes. Ce type de discours est repris par les théoriciens contemporains et la question de l’environnement connaît des actualisations fréquentes qui se réfèrent toujours McLuhan. La problématique du conditionnement traverse aussi l’ouvrage Expanded Cinema de Gene Youngblood, elle y est intrinsèquement rattachée à l’environnement multisensoriel et multimédia.

Mc Luhan influence les artistes multimédia autant que la psychologie par son approche transversale et holiste. Les médias sont pour lui des externalisions des facultés humaines et les médias électriques et électroniques sont des extension du système nerveux : “Whereas all previous technology (save speech, itself) had, in effect, extended some part of our bodies, electricity may be said to have outered the central nervous system itself, including the brain.”

L’arrivée de l’électronique conduit à l’externalisation de la conscience elle-même. Cela impacte des transformations et des implications du pouvoir d’une société réactionnaire du contrôle contre une communauté globale du partage de la connaissance. « The new lectrice structuring and configuring of life more and more encounters the old lineal and fragmentary procedures and tools of analysis from the mechanical age. More and more we turn from the content of messages to study total effect. Concern with effect rather than meaning is a basic change of our electric time, for effect involves the total situation, and not a singe level of information movement.»
McLuhan, Marshall, in Understanding Media

Musique minimaliste et cerveau électronique

Ces dispositifs s’adressent à l’oeil imposent leur rythme au sujet, mais leur action est unidirectionnelle et l’onde cérébrale ne peut pas en retour converser avec eux. Il existe un champs de production esthétique dans lequel l’interaction onde cérébrale/appareil connaît une destinée différente. Au lieu d’inventer le dispositif technique supposé produire un contrôle mental, certaines pratiques expérimentales sonores prendront le chemin inverse : de l’onde vers l’oeuvre. L’émergence de l’enregistrement de l’onde cérébrale peut par divers techniques d’amplification produire à partir de ses données une oeuvre ou une situation esthétique. Dans ce cas, l’activité cérébrale commande le dispositif et dans certains cas intègre la possibilité du bio-feedback.

Pour la musique minimaliste, qui forme un pan du tournant performatif de l’art américain des années 1960, l’événement sonore constitue un champs d’expérimentation qui construit une attention à l’environnement par le biais de l’écoute. La pièce de John Cage 4’33” (1952) est souvent considérée comme moment fondateur de ces pratiques émergentes. Elle consiste en une performance de 4’33”, dont le contenu est tout ce qui remplit cette durée. Pour expliquer la genèse de cette pièce, Cage renvoie à l’expérience fondatrice qu’il a fait en visitant la une chambre anéchoïque de l’Université de Harvard, un espace qui peut rappeler les recherches sur la privation sensoriel. Celle-ci aurait agit sur lui comme un déclencheur pour repenser l’opposition dialectique entre le silence et le bruit. Une fois de plus, les nouvelles expériences et recherches en psycho-physiologiques qui radicalisent la perception sensorielle sont déclencheurs de l’évolutions des pratiques artistiques. La chambre anéchoïque permet de placer le son sur un plan d’immanence, où le silence et le bruit ne s’opposent plus, mais deviennent des variations sur l’échelle intensive du bruit. La pièce de John Cage convoque le rien, le silence comme possibilité d’enregistrement total de tous les événements : mais ce silence n’est pas un zéro négatif, comme dans la durée bergsonnienne, et la pensée zen, ou le champs magnétique d’un téléviseur sans signal, mise au goût du jour des médias électroniques, c’est une ouverture sur la présentation de conditions de la sensibilité performative, conditions sous le régime de l’événement plutôt que celui de la représentation. Ecologie de l’attention, Capture non fermée d’intensités, pensée du différentiel, dont les médias électroniques constituent les conditions matérielles.

La musique minimaliste consiste souvent, comme dans le Theater of Eternal Music, dans la mise en place d’une situation qui vise la production d’un décalage de l’économie d’attention traditionnelle par une focalisation sur l’écoute. Il s’agit de faire sauter l’attention hors de sa forme productive son appréhension causaliste mondaine, vers une attention aux conditions : ici se rejoignent les conceptions cybernétiques et méditative. Les performances se focalisent non pas sur un contenu narratif mais sur le sens de l’écoute lui-même, non plus en terme de contenu, mais en terme de récepteur de vibration dans un ensemble ouvert de capture mutuelles non-autonome. L’écoute joue un rôle paradigmatique dans l’émergence paradigme de l’attention. On la retrouve dans la conceptions des environnements de La Monte Young et Marian Zazeela au sein desquels le son est pensé en terme d’une fréquence continue qui doit ouvrir l’auditeur à une attention cosmique à la vibration de la matière création d’une ambiance multisesorielle. Qui a plus à voir avec la relaxation que le contrôle, mais dont l’ambition consiste non moins en l’affection de l’humeur. Cette focalisation sur l’attention par l’intermédiaire du son, convoque trop fréquemment pour que cela ne soit anodin, des dispositif d’enregistrement du rythme cérébrale. Les expériences de performances musicales reliées à des capteurs EEG ou les technologies de biofeedback émergentes sont nombreuses. La technique du Deep Listening qu’a développée Pauline Oliveros en est probablement influencée. La Californie et le groupe de musiciens qui se forme autour du Tape Music Center apparaissent à ce titre comme des expérimentateurs confirmés : Ramon Sender, Don Buchla, Morton Subotnik, ils sont les pionniers de la synthèse électronique du son. Ces derniers sont aussi les pionniers de performances de musique électroniques incluant un contrôle de technologies multimédias qui se retrouvera dans des espace comme l’Electric Circus de New York et dans d’autres ancêtres du dispositif de la discothèque.

En 1965, La performance d’Alvin Lucier Music for Solo Performer fait usage de la technologie de l’EEG, avec l’assistance du scientifique Edmond Dewan. Le performeur est relié aux instruments par un appareil qui mesure les ondes électriques émises par le cerveau. Il amplifie l’onde Alpha pour déclencher une production sonore. Le paradoxe réside dans le fait que c’est l’atteinte d’un état de repos cérébral chez le performeur qui déclenche l’activité sonore. L’utilisation d’interfaces technologiques, incluant parfois le bio-feedback sont utilisés par le compositeur David Rosenbloom ou encore Richard Teitelbaum qui théorisera sa pratique du bio-feedback musical. Des expériences plus poussées ont été menées par Manford Eaton qui a publié à ce sujet l’ouvrage Bio-Music. En France aussi, en 1971, pour citer un exemple hors de la scène américaine, une expérience a été réalisée par Pierre Henry, avec la collaboration du scientifique Roger Lafosse avec un dispositif qui porte le titre de Corticalart.

La musique minimaliste et l’arrivée de la musique électronique sont connectés avec le cerveau électronique et marquent le déployement d’une écologie de l’attention. Un aboutissement de ces technologies se situe bien du côté du contrôle mental et de l’exploitation du son comme outil de persuasion, mais une autre face non négligeable du champs qu’ouvre cette écologie est la maitrise de son propre rythme cérébral dans le développement d’une culture du développement personnel ; de la spiritualité orientale, à la philosophie zen pour ne mentionner que les plus célèbres. A ce titre, l’influence de Daisetz Teitaro Suzuki Suzuki sur la pratique de John Cage et de nombreux maitres de la pensée orientale sur les musiciens et artistes est connue.

Au-delà de ce moment fondateur qui peut être localisé en Californie, les liens entre musique minimaliste ou électronique vont évoluer dans une histoire qui passe par la cybernétique. L’invention du Musicolor de Gordon Pask, peut-être considéré comme ayant une influence directe sur l’émergence de la musique ambient chez Brian Eno, à la musique New-Age et aux formes multiples de genres de musique électronique qui émergeront comme une forme contre-culturelle qui citent souvent la relation de la musique au contrôle, du concept de musak, au développement du neuromarketing sonore, jusqu’à la guerrilla sonore.

Une des métaphore préférée de Marshall McLuhan explique la révolution électronique en l’associant au son. Le théoricien des médias décrit à de nombreuses reprises, dans une opposition dialectique qui apparaît aujourd’hui simpliste, l’opposition entre l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit du cerveau en tant qu’ils fonctionneraient de manière opposées. L’hémisphère gauche est celui de la linéarité successivité, du quantitatif, du visuel : c’est l’hémisphère développé par la culture et les médias de la renaissance et de la modernité, le cerveau euclidien individualiste, occidental. Quant à l’hémisphère droit, il est celui de la synchronicité, holistique, synthétique et musical. C’est le cerveau tribal du village global ; le cerveau fluide de la circulation et de l’échange. C’est aussi et surtout le cerveau à venir que favorise le développement des médias électroniques. Ceux-ci ne sont plus rattachés comme les anciens médias à la représentation et à la création d’un espace visuel mais ils sont rattachés à un espace acoustique. Le bruit devient le métaphorique de l’électronique le fait de ne pas être localisable, mais diffus, présent à plusieurs endroits au même moment. Contrairement à la localisation spatiale le son allié aux médias électroniques développe une relation au performatif, à la conception du sujet matériel, à la construction d’un plan d’immanence. L’imaginaire d’un corps saisi en interaction avec son environnement est à relier à la nouvelle matérialité dont l’électricité est un élément central qui renforce l’idée d’ubiquité et de simultanéisme.

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